Formule entrée plat dessert, par dvb
Formule entrée-plat-dessert
Formule :
« Ecoute ! C'ets
pas compliqué pourtant : tout à l'heure, tu vas venir
vers mon bureau. Je serai avec la petite stagiaire, le vendredi, elle
passe la journée avec moi sur les échéanciers.
C'est à ce moment là que tu nous demanderas si on veut
manger avec toi au restau. Chez Tonio. Ok ?
- Tu veux manger avec
moi à midi, c'ets ça ? Avec la stagiaire ?
- Non !
Pas tout à fait ! En fait, toi tu nous demandes, elle dira pas
non je suppose, je sais que d'habitude elle mange seule à
midi. Mais toi après, au moment de partir déjeuner, tu
viendras nous voir pour nous dire que finalement non, tu peux pas,
t'as un autre truc de prévu, ta mère, ta soeur, ta
femme, t'as appelé et tu peux plus !
- Oui mais ma femme
travaille toute la journée aujourd'hui et ma mère ...
-
On s'en fout ! L'idée c'est que je me retrouve seule avec la
stagiaire au restau chez Tonio ce midi !
- Mais si tu veux pas que
je vienne avec vous, pourquoi veux-tu je vous demande alors ?
-
Parce que si c'est toi qui vient nous voir, pour nous demander, elle
se doutera pas que ça vient de moi. Comme ça, ça
fait naturel, ça fait pas « plan drague » !
-
Ahhhh !! Okay !
- Tu comprends ! Elle se méfiera pas !
C'est pas comme si j'arrivais avec mes gros sabots pour lui faire
truc du genre « hey baby ! Je t'invite chez Tonio, yeah !! »
-
Haaan !! okay !
- Et comme elle aura accepté de venir avec
nous deux, elle pourra pas se défiler sous prétexte que
finalement, toi, tu viens pas !
- Moi je viens pas ?
- Non !
Juste moi et la stagiaire en tête à tête !
-
Et moi je mange où alors ?
- Où tu veux mais pas
chez Tonio !! »
Ca c'était bien pensé.
Jeff avait bien manigancé son plan pour une fois. Il le
savait, le plus délicat était de trouver les occasions.
Et celle-ci serait toute faite. Il craquait depuis deux semaines à
chaque fois qu'il voyait la jeune Fanny minauder dans son bureau, à
la recherche de listings ou d'échéanciers. Du haut de
ses dix-neuf ans, elle l'impressionnait par sa prestance naturelle,
par son élégance ingénue et par sa fraîcheur.
Lui, du bas de ses vingt-six ans, se disait qu'il trouverait bien un
sujet de conversation bateau pour amorcer la conversation le plus
anodinement possible, puis les choses s'enchaîneraient
rapidement. Une pincée de mots gentils, une goutte d'humour,
le tout saupoudré de traits d'esprits tout en finesse, et il
n'aurait plus qu'à laisser couver un peu, le temps que son
charme agisse. En espérant qu'il ne s'enflamme pas trop.
A
l'heure venue, J-P revint leur annoncer qu'il ne pourrait les
accompagner chez Tonio, parce que malheureusement sa mère
devait venir lui parler de sa soeur, à lui et à sa
femme. Un très mauvais acteur ! Mais la petite Fanny ne sembla
pas détecter les bafouillages de cet infâme comptable.
Jeff fit un sourire contrit, encourageant son collègue
à vider les lieux avant que la stagiaire ne remarquât la
combine. L'autre restant sur le seuil de son bureau avec son air
béat, Jeff se leva brusquement et fi mine de prendre son
pardessus.
« Oh vraiment J-P ? Quel dommage. Et bien ça
sera pour une autre fois alors. On y va Fanny ? »
Trop
vite ! Trop d'empressement ! La jeune fille le regarda d'un air
étonné, puis consulta sa montre. Jeff regarda l'horloge
suspendue au mur gris de son bureau; ses aiguilles avaient vues
défiler des générations d'agents de recouvrement
et de scribouillards en tout genre. Elle devait même être
plus vieille que les fissures du plafond qui la surplombaient.
«
11 h 49 »
Trop tôt ! Trop d'empressement ! Mais
pourquoi cet imbécile au sourire débile était-il
encore là ?!
« Il n'est pas un peu tôt pour
aller déjeuner ? On ne doit pas attendre midi pour faire la
transmission télématique au centre régional ?
»
Elle apprenait vite cette petite ! Il lui fallait
trouver quelque chose dare-dare pour éviter le ridicule.
«
Oui ! Euh ... non ! »
Fanny le regardait d'un air
intrigué, attendant une explication qui tardait à
venir.
« Pas ... aujourd'hui ! Le vendredi, c'est ...
c'ets J-P qui s'en charge ! Hein que tu t'en charges de la
transmission au Centre Régional ? Et puis il vaut mieux
arriver tôt chez Tonio ... pour avoir, une table ... sans
réservation...
- Mais il n'y a pas moins de monde le
vendredi à travailler justement, avec toutes vos RTT ?
- On
y va Fanny ? »
Entrée :
Il avait décidé
de rallonger au maximum le chemin, histoire de ne pas arriver trop
tôt au restaurant. Il prétexta tout d'abord avoir oublié
son téléphone portable dans sa voiture, avant de se
souvenir qu'il avait déjà répondu à deux
SMS en présence de la stagiaire durant la matinée.
Lorsqu'il s'aperçut de sa bêtise, il décida de ne
pas revenir dessus, pour éviter de s'embrouiller dans une
explication bidon.
Ils se dirigèrent donc vers le
parking, désert à cette heure là. Des ouvriers
du chantier voisin la sifflèrent joyeusement. Elle tenait son
cartable dans ses bras croisés sur sa poitrine menue, et sa
jupe plissée ne descendait pas très bas sur ses
collants noirs. Elle sourit à cette attention machiste et Jeff
fit semblant de n'avoir rien entendu ; d'ailleurs il avait déjà
la tête dans sa boite à gant, faisant semblant de
fouiller à la recherche d'un téléphone
inexistant. Il se rendit compte qu'il était ainsi accroupi,
les jambes au dehors de l'habitacle, à lui présenter
ses fesses depuis déjà deux minutes. Alors qu'il se
releva péniblement pour s'extraire de sa voiture d'un gris
aussi terne que son costume, il vit ses cheveux défaits dans
le reflet de son rétroviseur.
Mais quelle honte !
Il
sourit maladroitement à Fanny, qui baillait aux corneilles. Il
avait un peu chaud, et sentait la sueur entrer en contact avec sa
chemise.
Enfin ils se dirigèrent vers « chez
Tonio, la squizita trattoria », cantine ouvrière de
standing, et qui se trouvait à quatre cent mètre à
peine de leur lieu de travail. Pendant tout le chemin il rumina afin
de trouver un sujet de conversation ni trop anodin, ni trop mièvre,
et à la façon dont il allait le lancer, ni trop
abruptement, ni trop ...
« Monsieur Jeff ? On est arrivé
non ?
- Hein ?! Ah oui ! Déjà ? Tu peux m'appeler
Jeff, sans Monsieur ...»
Alors qu'elle tendait la main
pour ouvrir la lourde porte du restaurant, il la bouscula à
moitié pour la lui tenir. Son cartable tomba, et dans un acte
réflexe, Jeff plongea pour le ramasser, leurs têtes se
heurtant alors qu'elle aussi s'était baissée. Sonné
par sa nouvelle maladresse, Jeff lâcha la porte battante qui se
rabattit sur lui avant de le plaquer contre la pauvre
Fanny.
Celle-ci soupira bruyamment en l'écartant d'elle
fermement.
Ca commençait très mal; Jeff avait
de plus en plus chaud.
On les installa à une table
assez médiocre, près de l'entrée, où tous
les autres collègues habitués des lieux, pourraient les
voir très facilement. Tant pis pour la discrétion.
Jeff accrocha son pardessus au crochet qui faisait office de
portemanteau sur la paroi derrière lui, puis enleva sa veste
pour la déposer ouverte, sur le dossier de sa chaise. Dix
secondes plus tard, alors qu'il s'était relevé pour
proposer à son invitée de déposer elle aussi ses
affaires au portemanteau, Jeff s'aperçut que des auréoles
de transpirations gagnaient du terrain le long de ses aisselles. Il
remit sa veste.
On leur apporta le menu, et Jeff annonça
que, bien entendu, c'était lui qui invitait. Fanny lui
rétorqua de derrière sa carte de menu, que la direction
lui avait donné un carnet de tickets restaurant. Jeff
encaissa. Pour éviter qu'un silence malsain ne s'installe
entre eux, il lui conseilla la formule du midi, qui était très
bien et très abordable, puisque pour l'équivalent de
deux tickets restau, on pouvait avoir la formule entrée plat
dessert.
La haute carte en face de lui s'était
transformée en mur de silence.
Jeff, résigné,
se mit à jouer avec les grissini posés sur la table. Il
se dit que finalement, ça ne valait peut être pas la
peine de courir après cette fille, qu'elle n'était si
intéressante que cela, et que ... La carte s'abaissa sur les
iris en forme de diamants de Fanny. Son joli visage s'avança
doucement vers lui. Jeff en resta coi. Il put observer les traits
délicats de la jeune fille, qui pour une fois, se tenait non à
côté de lui, mais bien en face. Les lèvres fines
de Fanny étaient rehaussées d'une trace de gloss
transparent et pailleté, ses paupières légèrement
maquillées et ses yeux clairs tranchaient avec son eyeliner.
Elle allait lui demander quelque chose, elle allait prendre la
parole, et Jeff savait que les choses pourraient se jouer à ce
moment précis. La tension qui venait de naître entre eux
à l'instant, était électrique, douce, piquante,
et promettait se transformer d'ici peu en une nouvelle forme de
complicité.
« Ils sont comment leurs calzonne ?
»
Les grissini trépassèrent dans un petit
craquement sec, et leurs miettes se répandirent en petit tas
salé sur la nappe en papier.
«Ils sont ...
corrects »
Fanny répondit poliment à son
sourire poli. Leurs regards se croisèrent un petit peu plus
longtemps que d'habitude avant que Jeff ne fut interrompu par la
serveuse venue prendre leur commande.
Plat :
« En fait ce que
vous êtes en train de me dire, c'ets que pour vous, une femme
se doit avant tout d'élever ses enfants à la maison, au
lieu de s'accrocher à un travail ? C'est pas un peu réac'
comme réaction ça ?
- C'est pas tout à fait
ce que j'ai voulu dire.
- Ah oui mais l'air et la manière
chez vous c'ets quelque chose !
- Hein ? Comment ça ?
»
Jeff avait de plus en plus de mal à se
concentrer. Il avait insisté pour au moins lui offrir
l'apéritif, mais il n'avait pas l'habitude de boire d'alcool
en journée, et le Martini lui échauffa immédiatement
le sang. Il était perdu entre les allers et venues des
serveuses, les salutations des collègues qui entraient dans la
salle, le débit phénoménal et insoupçonné
de Fanny, qui ne s'arrêtait plus de parler. Il vidait
machinalement à la petite cuillère, un pot de parmesan
au dessus de son assiette de torti, cherchant à ne pas plonger
les yeux dans le décolleté de la jeune fille. Mais
pourquoi avait-elle dû enlever son cache-cœur de coton ! Sa
vision périphérique le torturait ; les assauts
didactiques de la stagiaire l'étouffaient, sa chemise était
une serpillière trempée, ses pâtes avaient
disparu sous les grains de fromage, son regard dérapa et tout
se figea.
Il ne sut dire combien de temps il était
resté ainsi, les yeux rivés au col de sa collègue.
Il espérait juste que ça ne dépassa pas la
minute. Au bout d'un moment il s'aperçut qu'elle ne parlait
plus.
« Jeff ? Ça va ?
- ...
- Vous pouvez
arrêter de regarder mes seins ? C'ets assez gênant ...
-
Hein ?! Ah ! Euh ...
- Houhou ! Je suis là haut !
- Je
suis désolé, c'ets juste que ... je pensais à
autre chose. Vous disiez ?
- Je n'ose même pas savoir à
quoi vous pensiez. Vous êtes encore un de ces jeunes
phallocrates imbus de leur personne, persuadés qu'une fille ne
peut pas être brillante et jolie à regarder à la
fois. C'est bien cela ? Alors détrompez-vous sur mon compte !
Je ne suis pas une écervelée, et si vous cherchez mon
plan de carrière dans mon string vous risquez d'être
déçu ! Si vous croyez que je n'ai pas remarqué
la façon dont vous me regardez à longueur de journée.
En venant ici avec vous, j'espérais juste que vous me
montreriez un peu plus d'intérêt ; j'avais osé un
peu plus de subtilité de votre part, un peu d'attention à
ma personne, au lieu de ... de ... ça !! »
Le
« ça » en question devait se référer
aux yeux ronds du jeune chargé de recouvrement, qui venait de
prendre un coup de vieux, en même temps qu'un nouveau coup de
chaud.
Dessert :
« Jeff ? Vous ne
m'en voulez pas trop ? Je suis désolée, je me suis un
peu emportée tout à l'heure.
- Oh non ! Je vous en
prie. J'ai dû vous paraître empoté en arrivant.
-
Vous êtes un drôle de type en vérité ! Vous
êtes si maladroit ! Vous me faites rire.
- Vraiment, demanda
Jeff, une lueur d'espoir au fond des yeux. »
Elle le
regarda avec de petits yeux inquiets.
« Jeff ? Votre
manche de veste ... elle est en train de baigner dans le coulis de
fruits rouges ... »
Il ne comprit pas tout de suite de
quoi elle voulait parler. Le temps qu'elle lui soulève le
poignet pour lui montrer, tout son avant-bras était maculé
de groseille. Il soupira, las de sa propre bêtise. Dans un
geste terriblement lent, comme s'il était accablé par
tous les malheurs du monde, Jeff retira sa veste, pour tenter de la
nettoyer à l'aide de sa serviette et du contenu de son verre
d'eau. Les auréoles sous ses bras avaient désormais la
superficie de la Mer Noire.
« En fait Jeff vous êtes
attendrissant comme garçon. Vous avez tellement la tête
en l'air ! Au moins vous êtes gentil ! Moi qui pensait que vous
seriez comme tous ces autres vieux dégueulasse qui sont
toujours en train d'échafauder des plans foireux pour essayer
de sortir avec des minettes plus jeunes qu'eux.
- J'ai que
vingt-six ans vous savez, c'ets pas si vieux que ça ...
-
Enfin vous m'avez comprise.
- Euh oui, je crois ...
- En fait
je vous aime bien Jeff ! Vous êtes ni calculateur, ni
intéressé. C'est rare pour un garçon.
- Huhu
...
- En fait je vous aime vraiment bien.»
Les yeux
du garçon pétillèrent. Elle resta le fixer
intensément, un petit sourire aux lèvres, alors que
quelqu'un posait l'addition sur le bord de la nappe à petits
carreaux rouges. Leurs mains se rencontrèrent alors que chacun
tentait de saisir la note. Curieusement leurs doigts restèrent
un instant figés, emmêlés, ressentant le pouls de
l'autre, établissant un lien dans cette tension tiède
et magnétique.
« Ahh ! Je vois que le petit repas
en amoureux s'est plutôt bien passé les enfants ! Je
pensais pas que ça se serait aussi bien passé en fait !
Par contre Jeff, je crois que j'ai fait une boulette avec la
transmission au Centre Régional; je fais jamais ça
d'habitude tu sais bien ! Tu devrais sans doute vérifier ça
tout à l'heure !
- J-P ? tu ne devais pas manger avec ta
femme et ta mère ?
- Ben euh... tu te souviens pas ? c'ets
toi qui m'a dit de...
- Qui lui a dit de ?
-Bah de vous
laisser tous les deux au restau pour sortir ensemble. C'est pas ça
que vous vouliez faire ?
- Je ne comprends pas ce que tu veux dire
J-P, tenta désespérément Jeff.
- Oh mais moi
je comprends parfaitement, vous inquiétez pas les gars. »
Les
yeux de Fanny n'avaient plus rien d'enchanteurs. Leurs mains ne se
touchaient plus et Jeff sentait qu'il allait se noyer dans la sueur.
En fait il ne noya dans la honte que le verre d'eau lancé
à son visage par Fanny, ne suffit pas à laver.
«
Bande de gros nazes ! » Siffla-t-elle en quittant le
restaurant.
« Vous voulez une note de frais Monsieur ?
lui demanda une serveuse attentionnée.
- Euh... non ça
ira ! C'est pour moi ! »
Illustration : sur FlickR