Engrenages, par Lila lULLABY
Antagonismes complémentaires
Ludmilla, dite Lulu, pour
faire plus court et plus gentil, tient son prénom de sa mère
communiste tendance internationale, qui aurait aimé la voir
devenir danseuse du Bolchoï, évidemment.
Pierre porte le prénom
de son père qui en a hérité lui-même du
grand-père qui le tenait avant lui de son propre père,
l’arrière. Si d’aventure il devient père à
son tour, prénommera probablement ses enfants Pierrot ou
Pierrette, pour afficher sa modernité vieillotte.
C’est Soledad,
spécialiste en danses latino qui a additionné leurs
différences. Sur une musique à quatre temps et sans une
explication, elle a projeté Ludmilla dans les bras embarrassés
de Pierre.
Lalalalala, gauchement,
il lui a pris la taille,
Lalalalala, l’a poussée
du pied droit,
Lala, elle est partie du
gauche
Lala, ont essayé
d’avancer à deux…
Après une envolée
de carrière dans les entrechats, comme professeur de danse à
l’Amicale laïque et sportive de R. la ville de banlieue où
elle a grandi, Lulu est devenue écrivain public. Elle tient
épisodiquement sa plume à la disposition des gens de R.
dans une salle aimablement mise à sa disposition par la
mairie.
Pierre occupe un des
trois guichets du bureau de poste de Notre Dame des Landes. Il
nourrit l’espoir de devenir receveur quand l’actuel titulaire
aura pris sa retraite.
Soledad les a
immédiatement arrêtés.
Elle a placé la
main droite de Pierre sous l’omoplate gauche de Lulu et posé
la main gauche de Lulu sur l’épaule droite de Pierre. Elle a
rassemblé à hauteur de leurs yeux leurs mains
inoccupées, instantanément devenues moites de se
rencontrer ainsi, puis elle a soufflé à Pierre de se
sentir Torero et à Ludmilla d’incarner sa cape provocante.
Lalalalala, Lulu est une
liane,
Lalalalala, ne se laisse
pas tresser,
Lala, d’une pression du
bras, Pierre, à lui la ramène,
Lala, du pas suivant,
elle s’éloigne …
Avec ses émoluments
de postier, Pierre vient d’acquérir une petite maison au
jardinet propret dont le gazon ne doit jamais dépasser les
trois centimètres sous peine de tondeuse qu’il pousse un
dimanche matin sur deux en été. De la fenêtre de
sa chambre, à l’étage, il domine le jardin identique
de la maison voisine et peut juger ainsi chaque matin du meilleur
entretien du sien.
Pour un franc symbolique,
Lulu qui rêve de transsibérien, a pris possession d’un
vieux wagon remisé sur une voie désaffectée de
la gare de marchandises où ne s’arrête plus un train.
Entre deux ronds de jambes, elle l’a transformé en décor
pour film en technicolor. De ses fenêtres, elle regarde pousser
au delà de son habitat, la végétation que plus
personne ne songe à arrêter. De jour comme de nuit, les
trains rythment sa vie et elle peut vous dire si la période
est aux supplémentaires ou si la grève annoncée
a été bien suivie.
Il ne faut rater aucune
des leçons de la rue Sébastopol si on veut progresser.
Pierre a souligné d’un trait rouge tous les jeudis de son
calendrier et Ludmilla a découvert l’assiduité.
La la la la la ont appris
la salsa,
La la la la la sur des
boléros,
La la la la la étudié
la rumba,
La la la la la dansé
le cha cha cha.
Pierre aime la musique.
Il la préfère grande. Il l’écoute sur sa
chaîne de qualité dans une pièce de sa maison
toute consacrée à ce plaisir. Il a récemment
fait venir d’Allemagne des enceintes encore plus grosses que les
précédentes pour mieux percevoir les doux craquements
de ses disques vinyl et ajoute-t-il, « entrevoir l’abîme
du son ». Comme il aimerait rencontrer une femme pour
partager cette émotion, Pierre s’est inscrit au cours de
danses de salon de la rue Sébastopol.
Pour Lulu, la musique
n’est qu’un prétexte à accompagner le geste ou la
voix. Lulu aime chanter : tout et n’importe quoi, comme les
musiques de supermarché ou celles des top cinquante. Il lui
suffit de les entendre en boucle, comme c’est souvent proposé,
pour les adopter et les fredonner.
Elle aime les chansons
qui parlent et les musiques qui dansent et parce que danser lui
manque, elle s’est inscrite au cours de danses latino du jeudi
On ne danse pas que
latino au cours de Soledad .
Pour des univers
éloignés, toute nouvelle danse est une proposition à
se rapprocher.
Les jeudis redeviennent
ceux de l’enfance et des semaines à en espérer
quatre.
Pour valser, Lulu est
arrivée telle qu’à la cour d’Autriche, en robe
d’impératrice.
Sans hésiter,
Pierre l’a enlacée pour la faire tourner à l’endroit
comme à l’envers.
Et le jeudi suivant,
casquette sur la tête et cigarette au bec, il a posé ses
mains sur les fesses d’une Lulu énamourée, pour
l’entraîner dans sa java de mauvais p’tit gars.
Il nous faut souvent des musiques à plusieurs temps pour accorder nos pas de deux.