Testamants, par Lila LULLABY
Rien je n’ai rien à transmettre et encore moins à quelqu’un
Rien, je n’ai rien à
transmettre et encore moins à quelqu’un : je n’ai
rien ni personne.
Fille unique, femme de
même, sans enfant et orpheline : de quoi faire pleurer
dans les chaumières.
A l’heure des comptes,
je n’ai ni bien, ni renommée, ni œuvre à transmettre
mais je ne peux quitter cette vie sans redonner à chacun ce
qu’il m’a offert d’émotions secrètes.
à Claude,
la douceur de ses boucles blondes que je sens couler entre mes doigts
sans parvenir à les retenir
à Alex, ses
performances de marathonien, l’odeur enivrante de son corps dans
l’effort
à Roland,
ses longs silences aux rares mots doux chuchotés à la
naissance du cou
à Emilien,
son toucher d’onychophage au bout des doigts arrondis
à Simon, le
bleu si profond de ses yeux où plonger est une façon de
se perdre et de ne plus pouvoir dire « non »
à Sylvestre,
l’audace de ses mains sous la mousse du bain
à Edouard,
sa bouche gourmande qui laisse à la peau ces traces fruitées
qui font sourire au miroir, le lendemain au lever
à Renaud,
ses tendresses volées sur autoroutes grâce à un
modèle d’automobile à boîte de vitesse
automatique
à Bertrand,
sa main grande ou je cache la mienne petite, quand on se promène
à Alain, le
galbe parfait de sa cuisse sous le short qui court devant moi
à Ismaël,
le soyeux de sa bouche pulpeuse qui ne se lasse jamais des baisers
à Stéphane,
sa voix brûlante et ses mots qui ont tout osé
à Eric, sa
peau douce et lisse, couleur de chocolat
à Rodrigue,
la découverte si étonnante des vingt ans qui nous
séparent et cette question éternellement posée :
Comment aborder en terre étrangère ?
à Jean, ses
caresses d’inconnu dans une salle obscure à peine désertée
à Olivier,
la tiédeur de son ventre où nicher mes fesses avant le
sommeil
à Ugo, sa
joie communicative à nos jeux amoureux retrouvés
à Igor, sa
position extrêmement acrobatique du lotus inversé ;
C’est si amusant de l’écouter discourir sur l’avantage
du sexe tantrique, nu, la tête en bas !
à Raymond,
l’idée de traverser la mer pour s’aimer sur le sable chaud
ont rendu ma vie joyeuse et belles mes heures…
A tous ceux qui ne m’ont pas laissé leur prénom en souvenir, je lègue les embrassades les plus oubliées, celles qui se perdent si vite dans la vie trop partagée, celles qu’on ne fait plus, à l’ombre d’un tilleul l’été ou sur un banc public, quand une main se glisse comme elle veut là on ne porte rien, ces baisers qui font chavirer et détournent les regards envieux des passants honnêtes.
A ceux que je ne croiserai jamais, je lègue ce qui peut encore servir de mon corps sous réserve que ce soit encore bon à transplanter dans un autre pour lui faire apprécier chaque jour comme si c’était ce dernier. Et là, je signe.
Illustration : Henri Cartier-Bresson, 1969