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Zone d'expérimentation
24 novembre 2009

L'autodidacte (2), par Gwen

Je choisis une table qui me permettra d'avoir une vue d'ensemble sur la salle du restaurant. Je prends la chaise contre le mur, face au comptoir du bar. Ainsi, je peux voir le va-et-vient des serveurs qui s'affairent à répondre aux désirs des clients et aux ordres du chef de salle. Lui, impérial dans son costume noir à nœud papillon, salue et place les arrivants avec un sourire figé de circonstance.

Aujourd'hui, je fête seul, ma nouvelle indépendance financière, grâce au contrat que je viens de signer. Etre seul n'est guère un souci : Je me suis fait seul et je ne veux partager ma réussite qu'avec moi-même. Ma récompense sera un repas dans un restaurant chic de l'esplanade. Un de ceux où l'on va autant pour être vu que pour déguster un repas gastronomique, au coût astronomique.

Pour célébrer l'événement, je me plonge avec délectation dans la lecture de la carte, bien décidé à me régaler des spécialités les plus gouteuses, les plus couteuses. Ma commande passée, je me laisse aller à observer la clientèle. Elle cadre avec l'ensemble du restaurant, une touche de fraicheur pour une note classieuse dans un univers bourgeois. La salle est pratiquement pleine mais l'ambiance reste feutrée. Je divague, j'imagine une vie à chacun des clients anonymes. Je me plais dans mes rêveries. J’invente des relations secrètes entre les tables, des quiproquos et retournements de situation, certains heureux, d’autres sombres.

C'est le moment qu'il choisit pour faire son entrée dans le restaurant. Ce parfait inconnu a de suite aimanté mon regard. Il se trouve pourtant au milieu de six convives mais je ne vois que lui. Le bleu roi de son maillot électrise ma rétine en profondeur. Si la couleur attire mon regard, ce qui me choque le plus dans ce lieu, c'est la qualification même du maillot. Je me dis qu’il faut quand même peu de goût pour aller au restaurant avec le maillot de l'équipe de France de football. Et ce n’est pas tout ; Un bermuda long, style "Hawaï's Fashion" blanc cassé, complète sa tenue de soirée. Du bleu, du blanc, instinctivement, je baisse les yeux vers ses chaussures, m'attendant à trouver des baskets rouges. Pire que tout, l’énergumène arbore des Crocs™ orange vifs à ses pieds. Ses chaussures complètent à merveille le portrait d’un monde au mauvais gout roi. L'inventeur de ce sabot en plastique expansé devrait être jugé pour crime contre l'humanité, condamné à des excuses publiques à perpétuité, condamné à…

L'arrivée du hors-d'œuvre change le cours de mes pensées. Mes papilles gustatives s'affolent à la vue des fumets. Je prends le temps de goûter. Les premières bouchées me régalent.

L'homme au maillot me tourne le dos et s'installe avec ses amis sur la table voisine. Pour la seconde fois de la soirée, je perds un pari muet. Là où je m'attends naturellement à trouver le patronyme de Zizou, de Barthez ou d'un autre de la "Dream Team" qui fit le bonheur d'une France multicolore réconciliée en 1998, je trouve un flocage
"Chantreux" au dessus du numéro 10.

Chantreux… je me permets de l'appeler par son nom vu qu'il l'offre à tous les regards. Chantreux est-il à ce point narcissique pour porter un maillot à son nom ? Fait-il croire à sa charmante voisine de droite qu'il joue dans l'équipe nationale ?

Je me concentre à nouveau sur ma motivation première, mon hors-d’œuvre. Je voudrais savourer tous les instants dans ce lieu qu'y m'est si peu habituel.

Le plat de résistance arrive :"Tournedos de magrets de canard au foi gras rôtis". Je vous passe la suite tout aussi poétique. Subterfuge qui cache des haricots verts et des tomates revenus à l'ail. Décidément Chantreux m’aigris car en temps normal l'adéquation entre mon plat et son nom m'aurait sûrement amusé. Je me serais imaginé le chef, en cuisine, la plume en bouche, cherchant l’inspiration pour nommer ses plats. Je l’aurais vu créant des noms longs comme le bras dans l’espoir de passer à la postérité comme le premier chef cuistot à être édité par "La Pléiade". Néanmoins le plat est savoureux.

Mais l'indélicat gâche une fois encore mon plaisir, non pas ma vue mais mon ouïe. Il raconte des blagues pour amuser la tablée. Moi, il ne me fait pas rire. Je le fixe pour lui intimer de la mettre en sourdine mais, me tournant le dos, mon regard glacial n'a aucun effet. J’observe ses cheveux longs bouclés, coiffés en arrière pour dissimuler une calvitie adolescente. Un anneau en or à l'oreille gauche complète le portrait. Je termine mon plat, écœuré. J'aurais aimé avoir le cran de demander au chef de salle à changer de place mais je n'en fais rien. Je saute le dessert pour commander un café et l'addition que je règle directement.

J’avale mon expresso brûlant. J’essaie de faire abstraction du personnage. Rien n’y fait, inconsciemment mon regard retourne à sa nuque. Il continue avec ses blagues graveleuses devant un auditoire conquis. En fermant les yeux, je peux me croire au comptoir d’une buvette de stade, un soir de victoire. Je suis surpris d'être le seul à le remarquer. Il semble aussi déplacé dans ce restaurant qu’une carmélite dans une boite de strip-tease.

Au lieu de fuir ma place, ma tasse vide posée sur sa soucoupe, je reste assis. Je n’arrive pas à me décider de partir. J’attends. Je ne sais pas encore ce que j'attends. Mais j’attends.

Peut-être une heure plus tard, Chantreux et ses convives se lèvent d’un seul homme. Ils se dirigent vers la caisse enregistreuse. Je me lève discrètement. Je longe le comptoir en baissant les yeux pour ne pas croiser le regard des amis de Chantreux. Je me faufile hors du restaurant. Je me poste dans ma voiture. Quelques instants plus tard, ils sortent à leur tour. Ils se quittent bruyamment sur le seuil du restaurant. Chantreux lance une dernière blague. Les filles pouffent. Il monte dans sa voiture. Je démarre le moteur. Il quitte sa place de parking. J’embraye en première et le suis à distance.

Sa voiture ne jure pas avec ses chaussures. Il conduit une voiture à la peinture neuve, bleue électrique, assortie à son maillot. C’est sûrement une 206 Peugeot mais Chantreux en adepte du tuning doit tellement avoir amélioré sa carrosserie qu’elle est méconnaissable. Un logo de l’Olympique de Marseille couvre la quasi-totalité de la lunette arrière teintée. Un aileron confirme un aérodynamisme de rallye à cette voiture qui ne quitte sûrement jamais l’asphalte. Je remarque aussi les deux sorties d’échappement. Je ne comprends pas vraiment l’intérêt de l’accessoire mais je l’imagine indispensable. Deux pots d’échappement pour avoir deux fois plus de métal chromé à l’arrière de sa voiture, j’imagine.

Il nous conduit vers l'extérieur de la ville, vers les quartiers populaires de la périphérie. Il finit par s'arrêter le long d'un trottoir devant une villa préfabriquée aux murs nus. Son portrait se précise : Chantreux est un nouveau propriétaire. Je m’arrête devant la maison voisine et je descends à sa suite.

La nuit est sombre et sans lune ! Le quartier semble désert, aucun lampadaire n'éclaire la rue. Un voile noir embrouille mon esprit et le temps semble s'arrêter. Sans que je sache comment, un caillou anguleux se niche dans la pomme de ma main droite. Je cours pour arriver à sa hauteur. Je ne dois pas être assez discret. Chantreux, les mains dans les poches, cherche ses clefs. Il doit m’entendre car il se retourne précipitamment.

Sans réfléchir ma main armée s'abat sur l'arrête de son nez dans un craquement sec. Le sang éclabousse la pierre, mon poing, l'ensemble de son visage. Il cherche de l’air pour hurler. Le coup rate son nez pour entailler sa pommette gauche. Elle se fend instantanément, créant un geyser d’hémoglobine. Il cherche à couvrir son visage de ses deux mains. Trop tard, mon caillou s'abat encore, cette fois sur son oreille gauche. L’écrasement du lobe fait sauter la boucle d’oreille. Comme monté sur ressort mon bras est à nouveau armé. Le coup part. La mandibule, sous la violence du choc, se déboite de l’os temporal. Le visage ensanglanté de Chantreux grimace d’une manière étrange. La pierre doit être pointue car, sous un nouveau choc, son œil se crève. Il tombe à genoux. Les coups atteignent son crâne. Ses cheveux deviennent poisseux et ses bouclettes se collent au visage. La pierre frappe encore. Je n’entends rien. Il pourrait hurler que je ne m’en rendrais pas compte. Je suis hypnotisé par les coups, par mon bras et cette pierre qui se lèvent pour s’abattre mécaniquement. Je ne pense à rien. J’observe le sang qui jaillit des multiples entailles. Chantreux tombe doucement le nez le premier. Il s’écrase contre le pas de sa porte maculé d’écarlate. Il ne bouge plus.

Un frisson me sort de ma torpeur. Je me frotte les yeux. Mes mains collent. Une masse informe git à mes pieds. Chantreux est mort, semble-t-il. Il baigne dans son sang. Je remarque le caillou assassin toujours dans ma main droite. Je suis pris d'un haut-le-cœur. Je me redresse, je fais quelques pas. Je vomi l’intégralité de mon menu gastronomique appuyé contre le mur du pavillon.

Un repas si cher… ça valait bien le coup de se payer un restaurant…  Je ne ferais sûrement jamais plus cette erreur.

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Commentaires
D
Je souris. Je souris de retrouver ce texte par lequel nous avons initié nos exercices d'écriture, Gwen et moi. Je souris de le voir retravaillé. Je souris de l'océan séparant les deux versions. Je souris qu'ainsi la boucle soit en quelque sorte bouclée.<br /> <br /> Concernant le propos, peu à en dire. L'action découle naturellement, du plaisir du gastronome gâché par un assaut de mauvais goût à la révélation d'un meurtrier approchant le psychopathe. Ca se lit avec plaisir, la scène apparaît sans difficulté, et pour un peu, on se mettrait à la place de l'outragé, vengeur par procuration de tous ces restau parasités par un gros lourd autoproclamé.<br /> Quant au fond, je ne parviens assez à me détacher de la première version pour ne pas goûter la nouvelle, sa clarté et sa fluidité.<br /> <br /> Peut-être l'adéquation au thème est-elle un peu facile, je ne vois guère d'obsession dans l'expression d'une pulsion inattendue.<br /> Pour autant, que le thème ait servi à retravailler un vieux texte suffit à lui rendre sa légitimité.<br /> Goûtu, donc.<br /> <br /> Une note d'intention ? (oui, je reviens en scène, les manies dissipées refont donc surface ...)
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