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Zone d'expérimentation
16 mars 2010

Paranoïa collective dans un monde que l'on pense normal, par d'autres

old_lady_by_petarda18


Ablutions : finies. Matraque électrique : chargée ; bombe lacrymogène : amorcée ; sifflet à roulette : testé ; Bouton d'appel : connecté.
Judith accroche le bouton à son poignet, suspend le sifflet à son cou, glisse la bombe dans son soutien-gorge, et fourre la matraque dans son sac à mains, entre les pastilles à la menthe et son porte-monnaie. Elle enfile son lourd manteau, empoigne le pommeau de sa canne et saisit son cabas. Elle est fin prête pour son expédition quotidienne à la supérette.
Malgré tout, malgré la présence rassurante de son équipement, elle marque un temps d'arrêt devant la batterie de verrous. Elle a encore oublié quelque chose. C'est toujours pareil. Elle s'apprête, fait le tour de ce qu'il lui faut pour son expédition dans l'extérieur hostile, et une petite voix lui murmure qu'elle a manqué un détail. Parkinson.
Sortir est chaque jour un peu plus risqué., les reportages du nouveau gendre idéal en témoignent sur la première chaîne, d'une émission à l'autre. Une bande de jeunes s'en est pris à une mère et à son bébé ; un Rotweiler a été lâché sur un facteur en tournée ; des islamistes ont été arrêtés alors qu'ils fomentaient un nouvel attentat dans un paisible bourg d'Alsace ; un pervers est suspecté de viol sur des vieilles femmes repérées pendant leur marché. Et la dernière tempête a causé une vingtaine de morts sur le département. Il n'y a pas que la mémoire. Tout fout le camp. Même le temps.
A son époque, on pouvait se balader dans la rue après la tombée de la nuit. A son époque, on pouvait faire ses courses sans risquer être suivie par un malade. A son époque, on pouvait laisser sa porte ouverte sans crainte. Et les saisons n'étaient pas détraquées comme ça. Ceux qui prétendent le contraire n'ont pas vécu ces temps d'insouciance. Ou ne sont pas confrontés à la réalité.

Judith finit par sortir de sa rêverie. Un à un, elle libère les mécanismes de sureté, scrute attentivement le palier par le judas, et enfin, rassurée, ouvre la porte. A son époque, le trousseau de clefs n'avait pas le poids d'un brique dans son sac.
L'ascenseur a l'air de fonctionner, une fois n'est pas coutume, mais elle lui préfère les marches. C'est bon pour son cœur, et au moins, elle ne risque pas se trouver confinée avec un inconnu. On n'est jamais trop prudente de nos jours, les caméras de vidéo-surveillance ne suffisent plus à la rassurer.
Dans la rue, c'est oisiveté et compagnie. Une bande de jeunes à capuche s'est embusquée sous une porte cochère pour fumer de la drogue. Elle les enregistre, il faudra songer à les signaler à un agent. Sur le trottoir, un punk à chiens macère dans sa crasse, une bouteille déjà vide à ses côtés. Elle traverse à petits pas pour gagner l'autre trottoir.
Heureusement, la supérette n'est pas loin. Une chance de nos jours. Ce doit être la dernière du quartier. Toutes les autres ont été fermées, écrasées par la concurrence des grandes surfaces. C'est un arabe qui la tient. Gentil pourtant. Serviable. Bien sûr elle vérifie toujours sa monnaie, elle sait comment ils sont, mais jusque là il a été correct.

Son arrivée coïncide avec celle de Mirabelle. Madame Jonfleur. Sa partenaire de bridge. Elles se saluent, enjouées, à leurs âges, se retrouver est toujours l'assurance d'avoir différé un peu le terme.

- Comment va-t-on aujourd'hui, m'ame Jonfleur ?
- Mais comme le temps, ma bonne dame, comme le temps. Et vous-mêmes ?
- Comment ?
- JE DIS COMME LE TEMPS, ET VOUS !?
- Ho vous savez comme c'est, on n'est plus toute jeune, hein, on le sent bien.
- Allons, ne dites pas ça, vous êtes rayonnante aujourd'hui, on ne vous donnerait pas votre âge.
- Comment ?
- JE DIS QUE VOUS ÊTES AUSSI BELLE QU'UNE JEUNETTE !
- Vous êtes bien  aimable, tenez. Vous avez vu les dernières nouvelles ?
- Ne m'en parlez pas ! C'est une honte comme ce pauvre monde va mal.
- Comment ?
- JE DIS C'EST UNE HONTE COMME CE PAUVRE MONDE VA MAL !
- Ha on fait mieux rester chez soi. IL n'y aurait pas les coures, hein ...
- Et comment donc, c'est encore là qu'on est le mieux.
- Comment ?
- JE DIS C'EST ENCORE LA QU'ON EST LE MIEUX !
- Et encore. Même enfermée à double tour je ne suis pas tranquille.
- Absolument ! Tenez, mes enfants ont beau m'avoir installé une alarme, je me dis toujours que les agents arriveront trop tard si je me fais agressée.
- Comment ?
- JE DIS QU'ON NE PEUT PLUS SE PROTÉGER EFFICACEMENT !
- Pauvre monde.
- Ha, de notre temps, hein ...
- Comment ?
- JE DIS DE NOTRE TEMPS C'ÉTAIT AUTRE CHOSE !

Les répliques sont rodées jusque dans leur timing, surdité et répétitions comprises. Quinze ans qu'elles les échangent, les mêmes couplets d'une marche funèbre. Elles les reprendront à seize heures, autour d'une tasse de thé, chez madame Redonnay, la présidente du club de bridge. Suivra l'analyse minutieuse du dernier épisode de leur téléfilm favori, une telenovela mexicaine.ces temps-ci, riche en passions, en trahisons et en rebondissements inattendus. Puis ce sera le décompte mortuaire, l'état de leurs rangs, chaque jour plus clairsemés. Le tout rythmé par le glissement des cartes sur le feutre.
Ses achats dissimulés dans le cabas, la monnaie recomptée, le rendez-vous de l'après-midi confirmé, Judith prend le chemin du retour. Les jeunes à capuche tiennent toujours les murs. Cette fois une musique braillarde ponctue leur désœuvrement, un boum-boum qu'elle sait déjà retrouver chez elle, conduit par les murs. Et personne ne leur dit rien. Ha de son temps, son Édouard n'aurait pas laissé passer ça. Il les aurait vite fait déguerpir, son Édouard, quitte à descendre avec le fusil. C'était un homme comme ça, son Édouard, un honnête citoyen soucieux du bien-être de tous. Un homme, un vrai. Pas une de ces caricatures efféminées, mal rasées, habillées comme des patachons, même pour aller travailler.
La pensée de son défunt époux lui donne un coup au cœur. A chaque fois. Quinze ans qu'il l'a quittée d'une crise cardiaque. Pas un jour ne passe sans qu'elle ne ressente le manque. Et cette intolérable solitude. Ses amies ne suffisent pas à combler ce vide. Quant aux enfants ...
Ha ! Les enfants ! Elle s'estime heureuse si elle les voit une fois par mois. C'est qu'ils sont occupés les petits, bien trop pour songer à leur pauvre mère. Et elle ne leur en veut pas, comment voulez-vous, dans un monde pareil. Ils habitent loin, mettent des heures pour aller travailler et revenir, passent leurs temps libres à restaurer une maison de campagne. Ils ont bien essayé de la mettre sur intèrnette, pour communiquer plus souvent, pour la divertir. Mais la technologie et elle ... Elle se contente de regarder l'ordinateur en songeant à eux.

La montée des marches est plus pénible. Ses vieilles jambes ne répondent plus comme avant. Mais c'est toujours plus sûr que la cabine étroite. Le gendre idéal lui a dit un jour qu'un étage suffisait à commettre un crime et à s'enfuir avant l'arrivée des secours. Alors elle vit au second ... Elle préfère se coller au mur quand d'aventure elle croise un voisin. Au cas où.
Judith déverrouille enfin sa porte, se faufile dans l'entrebâillement, et reverouille derrière elle. Cette fois encore elle est rentrée saine et sauve. Elle ôte son manteau en contemplant le portrait de son Édouard. Elle glisse sa canne à côté de l'ordinateur des enfants. Elle pose son arsenal sur le guéridon face à l'entrée, à portée de main. Elle allume le téléviseur. Le temps de ranger ses courses et de se préparer un en-cas, elle sera prête pour regarder les jeux et oublier un instant comme le monde est dangereux. Malgré l'irritant boum-boum dont résonnent les murs.

Le treize heures. Son premier rendez-vous quotidien avec la déliquescence de la société. Le gendre idéal de la mi-journée est en train de décrire une rixe géante entre bandes de jeunes, à la gare de Lyon, dans la capitale, quand on se met à frapper précipitamment à sa porte. Elle manque en rejoindre son Édouard de frayeur. On ne frappe jamais chez Judith. Même le facteur. Il se contente de laisser ses avis de passage dans la boîte aux lettres. Et les enfants l'appellent du bas de l'immeuble pour qu'elle leur ouvre.
Elle agrippe les accoudoirs du fauteuil, aux aguets. Le martèlement reprend, plus impératif. Furieux, dirait-elle. Son souffle s'accélère. Son cœur s'accélère. Ses pensées s'accélèrent. Une telle violence ne présage rien de bon. Que fera-t-elle si on force la porte ? Elle est seule, elle est vieille, l'appartement est isolé. Son attirail défensif lui paraît soudain bien dérisoire. Le martèlement, encore, accompagné de cris cette fois, assez forts pour qu'elle les perçoivent en un brouhaha sourd. C'est bien elle qu'on veut. On lui en veut. On va enfoncer la porte, c'est sûr.
Sa poitrine est douloureuse. Elle trouve pourtant la force de se lever. La chambre. Se réfugier dans la chambre. Se cacher sous les draps. Réflexe de petite fille terrorisée. Elle parvient à tituber jusqu'à la porte de la salle de bain. Sa poitrine la déchire. Son cœur. Trop vieux.
Un dernier martèlement l'achève. Elle s'effondre sur la moquette inondée, emportant dans sa chute le cadre à médailles de son Édouard. Ses ultimes convulsions font voler quelques gouttes autour de sa robe trempée.



Le serrurier s'échine sur les verrous, alors que le voisin du dessous tempête sans discontinuer auprès des agents.
- CINQ FOIS CETTE ANNÉE ! MERDE ! VOUS COMPRENEZ ?! CINQ FOIS ! MON ASSURANCE NE VEUT PLUS PRENDRE EN CHARGE !
- Monsieur ... Du calme, je vous prie.
- MAIS MERDE ! TOUT LE MONDE SAIT QU'ELLE N'A PLUS SA TETE ! TOUT LE MONDE ! ET Y FOUTENT QUOI SES GOSSES ! FERAIENT MIEUX DE LA METTRE EN PENSION ! PUTAIN ! CINQ FOIS !
- S'il vous plaît, monsieur ...
- MAIS JE FAIS COMMENT, MOI ?! HEIN ?! JE FAIS COMMENT ?! J'AI PAS LES MOYENS POUR CES CONNERIES ! JE SUIS RETRAITE, MOI, MONSIEUR ! A PEINE DE QUOI VIVRE ! ET SI VOUS VOYIEZ LES DÉGÂTS !
- On a compris, monsieur, vous nous avez déjà expliqué ...
- MAIS MERDE ! CINQ FOIS, QUOI ! JUSTE PARCE QUE CETTE VIEILLE FOLLE OUBLIE DE FERMER SES ROBINETS ! VOUS Y CROYEZ, VOUS ?! CINQ FOIS CETTE ANNÉE ! SANS ASSURANCE ! RIEN ! QU'ON LA FASSE ENFERMER, QUOI, MERDE !
- MONSIEUR ÇA SUFFIT ! ON A COMPRIS ! MAINTENANT VOUS VOUS CALMEZ OU VOUS RENTREZ CHEZ VOUS !
- ...
- ...
- Ha elle est belle notre police, j'vous jure.



Illustration : old lady, par petarda18, sur DeviantArt

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Commentaires
D
Par contre, Djimi, on est prié de laisser les poissons au vestiaire, rapport aux tâches ...
D
A un "s" près ...
G
Wouah le retour du maître des lieux !<br /> ça fait plaisirs<br /> il était en vacances d'autres ?
D
Ce que l'on peut appeler "une perche de choix".
D
COMMENNNNNNNNT ???!!!
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