Boiseries linguistiques, ou parler (vrai) pour ne rien dire, par d'autres
Le délégué syndical : Camarades !
Le maire : Mes chers administrés ...
Le conseiller général : Chers concitoyens, mes amis ...
Le ministre : Mesdames et messieurs les journalistes …
Le président : Je vais vous dire, moi :
Le délégué syndical : Le patronat veut encore notre tête, veut encore notre travail, veut encore nous sacrifier au Grand Capital ! Nous avons trouvé une note, camarades, une note qu’il voulait garder secrète, une note qui va à l’encontre des promesses de la dernière réunion du C.E. On délocalise, on dégraisse, on étête, on écarte, on sacrifie, laissant mourir de faim une famille française pour mieux sous-payer un asiatique !
Le maire : C’est avec une joie sans pareille que moi, Hubert Chamoulot, maire de notre riante Chambreville-sur-Yvette, suis en mesure de vous annoncer aujourd’hui qu’aucun licenciement ne touchera l’usine équipementière des « Selleries de France » adjacente à la commune.
Le conseiller général : Je me tiens ici devant vous, le regard droit et le verbe ferme, afin de vous assurer que notre région ne faillira pas à sa tradition de respect du labeur.
Le ministre : Le gouvernement tient à assurer les salariés des « Selleries de France » et leur direction de son intérêt le plus vif dans la résolution de ce conflit. En ces temps où l’économie est en cours de restructuration, le pays ne peut se permettre de voir ses forces vives sacrifiées à un marché global.
Le président : Il est IN-TO-LE-RA-BLE que dans un pays comme le nôtre, que dans un pays comme la France, il est IN-TO-LE-RA-BLE, vous dis-je, que des travailleurs soient privés de leur outil par des patrons peu scrupuleux. Nous sommes dans un pays de LIBERTE, mais également dans un pays de DEVOIR, un pays où on ne peut faire ce que l’on veut sans avoir de COMPTE à rendre.
Le délégué syndical : Allons-nous rester sans réagir ? Allons-nous laisser le patronat nous dicter sa volonté ? Allons-nous laisser les séides du Grand Capital nous condamner à la misère ?
Le maire : La direction du groupe « Selleries de France » m’a en effet assuré que les engagements de production pris avec leurs confrères chinois ne relevaient nullement de délocalisation, mais bien d’une stratégie d’expansion à l’internationale, profitable à tous et chacun, à commencer par notre bien-aimée Chambreville–sur-Yvette.
Le conseiller général : La direction du groupe « Selleries de France » a fait l’erreur de croire que nous la laisserions disposer à sa guise de l’avenir de nos concitoyens et de la prospérité de notre riante région, nous nous employons à lui faire corriger cette erreur.
Le ministre : C’est pourquoi, nous offrons aux deux parties la médiation du gouvernement afin que tous puissent se retrouver autour d’une table commune et travailler ensemble à la relance de l’activité, par le biais d’un accord consensuel, qui ne prive ni les ouvriers de leur outil de travail, ni la direction de sa liberté d’entreprendre.
Le président : Et sachez que je me rendrai PER-SON-NEL’MENT sur le site de l’usine pour témoigner de mon soutien TOTAL, en tant que FRANCAIS et en tant que président de la REPUBLIQUE française, à ces ouvriers, qu’ils sachent que je les COMPRENDS et partage leur peine.
Le délégué syndical : Non, camarades, vous l’avez dit ! Non ! Nous ne nous laisserons pas faire. Non ! Nous ne serons pas des veaux livrés à l’abattoir. Nous allons nous mobiliser, nous allons nous battre, nous allons défendre nos emplois comme nous défendrions nos vies et celles de nos familles.
Le maire : Dans cette logique de rendre toujours meilleures les conditions de travail dans la commune, les quelques postes libérés par des prochains départs en retraite ne seront pas renouvelés, afin que les crédits dégagés puissent être IN-TE-GRA-LE-MENT réinjectés dans l’outil de production, au bénéfice des autres chevilles ouvrières, dont le labeur méritoire est la clef de notre prospérité.
Le conseiller général : Je sors d’un déjeuner avec son président, lequel se dit attristé par les proportions que prend sa décision, lui qui ne songeait qu’à l’avenir du groupe, et avec lui de la région, et il me garantit être prêt à réfléchir à la reconversion ou à la mutation au sein du groupe des personnels libérés de leurs postes productifs, et ce, et j’insiste là-dessus, avec l’attribution de conditions salariales au moins équivalentes à celles qui leur étaient précédemment allouées.
Le ministre : Par cette intercession, le gouvernement entend envoyer un signal fort aux entreprises comme aux citoyens, les assurant de sa vigilance en ces périodes sensibles, et de son implication totale, et à tous les niveaux.
Le président : En outre, je vous GARANTIS, et vous savez comme je ne promets à la légère, je vous GARANTIS que les choses n’en resteront pas là.
Le délégué syndical : Tous ensemble, camarades ! Tous ensemble !
Le maire : Et afin de célébrer comme il se doit cette heureuse nouvelle et la fin de vos légitimes inquiétudes, laissez-moi vous inviter à rejoindre le buffet au fond de la salle, que nous nous retrouvions autour d’un vin d’honneur bienvenu.
Le conseiller général : J’ose donc vous rassurer quant à l’issue favorable de ce malheureux désaccord, et engage chacune et chacun à profiter de ce pont de l’Ascension pour reprendre ses esprits et s’apprêter à regagner sa place d’artisan de la réussite de notre belle région.
Le ministre : Tous ensemble nous parviendrons à passer la vague des marchés pour construire des lendemains radieux.
Le président : Il y aura des RESPONSABILITES à établir, il y aura des COMPTES à rendre, il y aura des SOLUTIONS à trouver. J’y veillerai PER-SON-NEL’MENT.
L’ouvrier dit : Le chômage à cinquante ans, sans indemnité compensatrice vu que le groupe a mis la clef sous la porte, ça oui, on peut dire qu’ils nous ont aidé avec leurs belles promesses. J’aurais peut-être dû accepter la retraite anticipée, et partir monter une baraque à frites en Chine …
Illustration : Factory, par Gundross, sur DeviantArt