Te souviens-tu 2/2, par d'autres
Son cœur s’est arrêté de battre un beau matin, ou peut-être une
Je me souviens d’une étincelle, d’un feu aux poudres dans
ma sainte-barbe et d’une déflagration sourde quand volent
les plaques d’airain protégeant des mutineries. Par la
brèche béante dans ma coque s’engouffr’ des litres
d’ire salée, et sombre, la proue en avant, la frégate
de ma volonté. Combien d’années entreposées
dans ces soutes aux nombreux verrous, combien de frustrations, de
peines, d’humiliations, de soumissions, combien de révoltes
muselées mettent à bas la superstructure de ma morale,
de ma conscience. Trop pour pouvoir y résister, se raisonner
et se calmer, ne me reste plus qu’à danser entre ces flammes
aux langues glaciales. Et ça ouvre de grands yeux pâles,
étonnés du revirement, alors que ma main à sa
gorge, le pyromane se fait pompier, et ça comprend qu’il y a
erreur, on a viré au mauvais cap, erreur de lecture de la
carte pour un naufrage préprogrammé. Mon sourire en
lame de rasoir ne dois pas être rassurant, ça voudrait
crier comme un terme, dire un mot-clef non convenu, et la gorge ne
rend finalement que le couinement d’un ballon dont on tire les
souplesses du col.
Je me souviens des
déferlantes propulsant mon bras en avant, que l’écume
naisse entre les rocs d’une dentition ravagée, un moindre
mal si t’aimes la soupe ou crois à la petite souris, et je
suis ressac et renvoie à sa face la contrariété
d’un appétit non assouvi. S’est enclenché sans
crier gare le pilotage automatique, une navigation de nuit, sans
visibilité aucune, sur le tanker de la fureur, et son inertie
imposante assure une vitesse de croisière dans un va-et-vient
de machines. Ça crie, ça hurle et ça gémit,
reprend son souffle entre deux vagues, un fétu valsant
follement, ballotté d’un rivage à l’autre par la
tempête de mon courroux. Ca implore aussi, sûrement, mais
la vase pourpre articule mal, les crachotements me distraient, rendu
sourd par les pulsations de la rage au bout de mon mât.
Seraient-ce les feux de Saint-Elme crépitant sur mon artimon
qui font cette douce sensation, cette paix inscrite en tourmente, à
se fondre dans un bruit blanc, immaculé et funéraire.
Je me souviens comme,
brusquement, pétole a remplacé Eole, laissant ce
sentiment de vide face à l’immensité du large. A mes
pieds suinte la charpie malaxée à bouts de phalanges,
et ça tremble suffisamment pour assurer d’un peu de souffle.
Un mal de mer noue mes boyaux à en régurgiter le vide ;
je déglutis et je salive pour contrôler les premiers
spasmes, une main cherchant bastingage auquel accrocher mon tangage.
Les heures sont hautes sur l’horizon, on n’va pas tarder à
m’attendre, mais je dois encore me trouver une apparence
présentable et stabiliser l’estomac, qu’il puisse
reprendre son office. Je sors une poignée de billets valant
chacun pour une excuse, couvre le corps d’un drap rubis, que ça
ne m’accuse de prendr’ froid, et je quitte enfin au jugé
les appartements du forfait. L’oubli sera précipité
dans la recherche d’un prétexte à servir aux gosses
et madame pour ce retard dominical. Quant à savoir si je
pourrai ingurgiter un seul morceau du gigot et de ses fayots, je
préfère n’y songer encore, l’évocation me
noue les tripes.
Illustration : Wrath, par Taser-Rander, sur DeviantArt