L'exécution testamentaire 1/3, par d'autres
Le
notaire appelle le dix juillet, cinq ans jour pour jour après le
décès de Tiaré. Il demande à Maël de passer à son étude
rapidement. Laconique, il refuse de fournir une raison, sinon que
c’est impératif ; peut-être cette après-midi ?
Maël
lui répondrait bien qu’aujourd’hui, s’il ne bosse pas, comme
tous les ans, ce n’est certainement pas pour céder aux injonctions
d’un officier ministériel. Pourtant ça fait cinq ans. Cinq ans
qu’il sombre à cette date sans savoir y remédier. Cinq ans que
ses amis l’exhortent à vivre autrement cette journée pénible,
entouré au moins. Cinq ans qu’il revit la même journée, sans
pouvoir y faire mais. Peut-être est-ce là une occasion inattendue
de rompre la boucle. Il accepte donc.
La maison est dans une
rue étroite. Une façade grisâtre, peu engageante, pas même
rehaussée par la plaque de bronze défraîchie. Maître Rugueaud,
Notaire. Maël l’imagine déjà couperosé et peu amène. Ça
collerait assez avec sa voix.
A l’intérieur, il retient avec
peine un éternuement. La poussière est maîtresse. Une épaisse
couche, assortie à la façade, obscurcit les vitres, feutre les pas
sur le parquet, étouffe toute velléité de vie. L’abandon
pourrait avoir frappé la réception si une petite femme fripée ne
le scrutait pas de deux yeux aussi noirs que vifs depuis son
bureau.
- C’est pûrqwââââ ? traîne-t-elle sans
grande conviction.
- Bonjour madame. Je suis monsieur Goudevann.
Maître Rugueaud m’a demandé de passer le voir cette après-midi.
-
Bûgez pas, j’vais woâr c’que j’peux faire, promet-elle sans
esquisser le moindre mouvement.
Un peu gêné, Maël ne sait
comment réagir. Aussi ne bouge-t-il pas, littéralement, se
demandant si on n’est pas en train de se moquer de lui. Face à
lui, la secrétaire le dévisage avec la même insistance et le même
immobilisme. Seuls ses deux petits yeux noirs semblent vivants dans
la pièce.
- Excusez-moi, se risque Maël au bout de quelques
minutes, y en a-t-il encore pour longtemps, je suis un peu pressé,
voyez-vous. Il ne dit rien des crampes sur le point de naître dans
ses jambes.
- J’vûs ai dit d’pas bûger ! crache son
interlocutrice. Oen wâ s’cupper d’vûs.
Un frisson le
parcourt. Quelque chose dans le ton de la secrétaire lui explique
que son avis, son temps, son intérêt, sa présence, tout cela
importe peu, qu’il n’a d’autre choix que d’attendre, qu’il
le veuille ou non. D’avoir passé le seuil lui a fait perdre la
maîtrise de la situation. Les choses se passeront de son aval.
Ses
souvenirs, écartés par l’incongruité de l’entrevue, en
profitent pour reprendre le dessus. Il y a cinq ans, Tiaré se
rompait la nuque en glissant de l’escabeau, et mettait un terme
définitif à leurs préparatifs de mariage. Il y a cinq ans, il la
regardait tomber à la renverse dans un ralenti hypnotique, au lieu
de courir vers elle pour la retenir. Il y a cinq ans, sa compagne,
son âme sœur, la femme qu’enfin il se sentait capable d’aimer,
mourrait dans un craquement sinistre parce qu’il n’avait pas
réagi. Il y a cinq ans qu’il cherche la raison de son
comportement. Il y a cinq ans qu’il s’est condamné pour non
assistance à personne en danger sans avoir encore prononcé de
sentence. Il y a cinq ans qu’il cherche le chemin de l’expiation,
jours et nuits. Il y a cinq ans que …
Illustration : notary, par ex-trem, sur DeviantArt