L'exécution testamentaire 3/3, par d'autres
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Bon. Permettez que je vous fasse lecture du présent acte, reprend
enfin l’exécuteur, nous économiserons nos disponibilités
respectives. Je, soussigné, Maël Goudevann, trente-neuf ans, né
de Madame Micheline Salpestre et de Monsieur Romuald Goudevann, vous
donc, précise le notaire, nomme par la présente Maître Rougueaud,
c’est moi, se désigne l’intéressé, exécuteur testamentaire,
afin de garantir le respect de mes dernières volontés et la bonne
disposition de mes biens.
- Pardon ?! l’interrompt,
éberlué, Maël. Mais … je n’ai jamais écrit de testament.
-
Oui, ça se sent un peu dans le style laborieux, lui rétorque le
lecteur, mais laissez-moi finir, voulez-vous ?
- Mais non,
enfin ! s’indigne son client. Quand je vous dis que je n’ai
jamais écrit de testament, je veux dire que je n’ai rien prévu,
aucun acte légal quant à ce qu’il adviendra de moi après ma
mort. Et d’autant moins maintenant que Tiaré n’est plus
là.
Une subtile panique entreprend de tracer son chemin dans
les synapses de Maël. Non, en effet, il n’a jamais écrit de
testament, c’est le genre de chose dont on se souvient ; non,
il n’a encore jamais eu à faire à cet inquiétant notaire ;
et dans tous les cas, c’est bien la dernière personne qu’il
aurait désigné pour être son exécuteur testamentaire. Le malaise
qu’il ressent depuis son arrivée a pris la tournure de l’angoisse
ressentie dans un rêve dont on ne parvient à s’extraire.
-
Approchez. Là, lui montre l’officier ministériel, la signature.
C’est la vôtre ?
- Je … oui … en effet, doit admettre
l’ancien fiancé, mais on aura pu imiter ma signature,
objecte-t-il tout de même.
- Sachez jeune homme que nos actes
sont authentifiés, expertisés et garantis inviolables par les
procédés les plus pointus qui soient. Peut-être que chez un autre
on aurait pu falsifier votre paraphe, mais ici c’est impossible.
-
Impossible ?
- Impossible.
- Je …
A nouveau,
cette sale impression d’être pris au piège d’un méchant rêve,
impression accrue par la couleur rouille de la signature, la sienne,
sans aucun doute, tellement alambiquée, tellement torturée. Le
plus effrayant reste pourtant l’extraordinaire clarté de ce qu’il
voudrait être un cauchemar, trop précis, trop net pour un
songe.
- Je continue, donc, conclut le notaire.
- Je …
faites, concède finalement Maël, en désespoir de cause.
- Je,
gnagnagna, nomme, gnagnagna, point. Donc. Ainsi, déclare vouloir
être enterré aux côté de la seule femme que j’ai jamais aimé,
Tiaré Tepoha’ari, afin que dans la mort nous puissions nous unir,
faute de l’avoir pu dans la vie. Mignon, commente l’homme terne.
Par ailleurs, dans la mesure où mon corps ou mon esprit se
défendraient de ce traitement, j’autorise le susnommé Maître
Rougueaud à tout mettre en œuvre pour appliquer cette volonté.
La
dernière phrase terrorise le fiancé de Tiaré. L’idée que
Maître Rougueaud puisse tout mettre en œuvre paraît si menaçante,
alors qu’il est pour ainsi dire enfermé avec lui, qu’il trouve
enfin le courage de se dresser sur ses jambes et de courir vers la
porte.
Peu importe qui a écrit cette folie, peu importe qu’il
soit encore assez vivant pour que l’acte ne soit pas exécutable,
peu importe qu’il ait l’impression de cauchemarder éveillé, il
doit quitter ce bureau, il doit mettre le plus de distance possible
avec cet homme inquiétant, il doit échapper à cette atmosphère
mortifère pour gagner la sécurité et la vie de la rue, reprendre
pied avec la réalité. De penser que son corps et son esprit sont
présentement en train de se défendre de ce traitement, confortant
les prérogatives du sinistre notaire, ne l’aiguillonne que
plus.
Il passe la porte en coup de vent, traverse la réception
sans jeter un regard à la secrétaire, franchit le seuil d’un
bond et s’arrête net. Au lieu du bitume rassurant de la rue, ses
pieds foulent le parquet poussiéreux de la réception.
La
secrétaire, toujours aussi figée, le dévisage depuis son
bureau.
- Bûgez pas, le prévient-elle, oen wâ s’cupper
d’vûs.
Maël se retourne. Devant lui, la porte vers la
rue, aux vitres opaques de saleté. Des tremblements le saisissent
alors qu’il pose une nouvelle fois la main sur la poignée. Des
tremblements le font tituber alors qu’il tourne le bouton. Des
tremblements le terrassent alors que la sortie s’ouvre
désespérément sur la réception.
La secrétaire, plus immobile
que jamais, le vrille de ses yeux glacés.
- Bûgez pas,
qu’oen vûs dit, insiste-t-elle, oen s’cuppe d’vûs tûd
suite.
L’esprit de Maël préfère couper le
disjoncteur.
Lorsqu’il revient à lui, il est assis face au
notaire, sous le regard trop vivant du trophée pourrissant. Le
petit homme le contemple d’un air las.
- Vous ne vous
facilitez pas la tâche, vous savez, soupire-t-il. Je suis là pour
exécuter, que vous le vouliez ou non, vous m’avez désigné pour
ça. Aucune réaction stupide ne changera la situation. Mais je
suppose que vous ne souhaitez pas que je poursuive la lecture, me
trompé-je ?
Maël est tétanisé. Toute sa volonté est
bandée pour actionner ses muscles, sauter sur le menaçant petit
homme dont il viendrait facilement à bout et le neutraliser avant
de trouver un moyen de sortir de ce cauchemar. Pourtant son corps ne
répond pas. Il pourrait être entravé qu’il aurait la même
liberté de mouvement.
Le notaire contourne enfin son bureau pour
s’approcher du fauteuil d’un pas solennel. Il s’appuie sur les
accoudoirs, inondant Maël d’une haleine de dent cariée,
métallique et putride.
- Tout ceci me désole au plus haut
point, lui confie le visage qui le surplombe. L’absence de
coopération rend tout plus compliqué, plus désagréable, sans
pour autant changer quoi que ce soit. Ce serait si simple
d’accepter, de se laisser faire, tranquillement, de se détendre.
C’est comme pour le dentiste. Plus on est tendu et plus c’est
douloureux.
- VOUS NE POUVEZ PAS ! trouve enfin la force de
hurler Maël, JE NE SUIS PAS MORT ! LE TESTAMENT NE PEUT ÊTRE
APPLIQUE !!!!
- Ho, ça,
sourit l’exécuteur. Nous sommes justement là pour ça
…
Illustration : The Lawyer, par ValentinaKallias, sur DeviantArt