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Zone d'expérimentation
16 octobre 2009

Katiousha 3/3, par d'autres

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Petroshka parle un russe fourbu par une longue chevauchée dans la steppe, un russe estomaqué par la beauté des collines sous les étoiles, un russe du bout de la Russie, où d’autres ne le parlent même pas. Petroshka parle un russe incompréhensible, mais avec le temps on s’y fait. Je m’y suis faite, en tout cas, et ce n’a pas été facile.

 

Llouvena m’avait prévenue, nous n’avions que ça à faire entre les heures de vol et les heures de piste cabossée. Ça et tâcher gérer les crises d’angoisse qui me serraient la poitrine par à-coups. Llouvena m’avait prévenue. Elle m’avait parlé de cette terre, aussi somptueuse que dure, de ses habitants, aussi rudes d’apparence que chaleureux de cœur. Et aussi fiables soient ses avertissements, rien n’aurait pu me préparer à cette gamme de contrastes.

 

Son équipe était sympathique, de jeunes gens pour la plupart, certains à peine plus âgés que moi. Tous vouaient une adoration proche du culte à Llouvena, une véritable déesse païenne de l’anthropologie ésotérique. Inconsciemment, je crois qu’il me plaisait bien de la tutoyer, de l’appeler par son prénom et de partager un peu de l’intimité à laquelle aucun n’aurait accès. D’une certaine manière ça devait adoucir ma crainte permanente.

 

A ce stade, pas plus elle que moi n’avions d’idée précise de ma place dans cette micro-société, encore moins quel serait ma relation à Petroshka et ses hululements. J’étais là pour le découvrir, je n’avais guère mieux à faire, et une force, conservée intacte depuis mon enlèvement, me poussait en avant. La curiosité.

 

 

L’intérêt.

 

 

L’échange.

 

 

L’initiation.

 

 

Les premiers échanges avec Petroshka ont eu lieu bien avant de parvenir à la comprendre.

 

Nous étions fraîchement arrivées, qu’elle me prit sous sa yourte et me désignant un bol empli d’un étrange breuvage, m’intimai par gestes de le boire d’une traite. J’en suis restée malade trois jours, le ventre déchiré par des crampes insupportables et la tête compressée à la sentir plate. Mes sommeils étaient le pire, me raconta Llouvena, entre hurlements et pleurs, entre rires et hystérie.

 

Ce fut la cause d’une magistrale dispute entre les deux femmes, mon amie reprochant à la shaman de ne pas respecter mon rythme. Et la shaman reprochant à mon amie de ne pas lui faire confiance dans l’exercice de son pouvoir. Elles se seraient fâchées pour de bon si moi, Katiousha l’enfant-loup, n’avait été au cœur du débat. L’une comme l’autre avaient à cœur de laisser le loup s’exprimer, chacune pour ses intérêts propres, et partant, de me soulager de ce poids, par simple bonté d’âme. Elles ont donc chacune pris sur elle et le lendemain il n’y paraissait plus.

 

Quant à moi, j’avais, sans le savoir, fait mon premier pas sur la trace du shamanisme. Une fois que Petroshka m’eut confié que c’était le plus facile, une certitude s’empara de moi. Rien ne saurait m’empêcher de concilier le loup et l’homme. Quel qu’en soit le prix à payer. Paradoxalement, c’est à ce moment que ma peur, cette fidèle compagne depuis la fin de la meute, cessa de se manifester. Au cœur de ma vulnérabilité.

 

 

Ma fragilité.

 

 

Mon endurcissement.

 

 

Mon accomplissement.

 

 

Pas plus que l’initiation je ne fus avertie des tests, des épreuves ou des enseignements. Je ne quittais pour ainsi dire plus Petroshka, la suivant partout, depuis ses consultations jusqu’à ses cueillettes. J’aimais sa compagnie, j’aimais l’observer, j’aimais parcourir sa vie du regard, sans songer à la mienne.

 

C’est Llouvena qui me fit prendre conscience de l’acquisition de mes connaissances. Un soir, après le dîner, elle me prit à part, et me demanda de lui parler de Petroshka. Je ne me fis pas prier, j’avais tant à lui confier. Elle m’écouta une partie de la nuit, un sourire radieux aux lèvres, relançant mon discours par de menues questions. A la fin, lorsque ses yeux commencèrent à clignoter, nous approchions de l’aube, elle m’a prise dans ses bras, à l’improviste, et m’a serré fort, très fort. Puis, d’une voix étranglée, elle m’a dit à quel point elle était fière de moi et de la femme que j’étais devenue.

 

Oui. J’étais véritablement devenue une femme. Intellectuellement, je réfléchissais vite et beaucoup, émotionnellement, je ne me laissais plus déborder par des sentiments antagonistes à tout propos, et sexuellement.

 

Youri était à peine plus âgé que moi et découvrait le Professeur Podriev, ma Llouvena, à l’occasion de son retour vers le shamanisme. Comme les autres, mes airs farouches le tenait à distance la plupart du temps. Un soir pourtant, ils venaient de fêter son anniversaire, la vodka lui donna le courage de me braver. Je l’écoutai me parler de sa jeunesse moscovite, avant qu’il ne s’endorme sur mes genoux.

 

Je n’avais plus aimé depuis Jaroslav, entre la cruelle déception d’un premier amour blessé, mes soins au Docteur Illyieshko et la venue en Sibérie. Youri fit bourgeonner la fleur que je pensais fanée, par petites touches innocentes, par discrètes attentions, par demi-sourires. Je finis par lui faire don de cette fleur, une nuit de pleine lune. Epanouissement.

 

 

Plénitude.

 

 

Bien-être.

 

 

Bonheur.

 

 

Llouvena commença de rentrer régulièrement à son université, tant pour formaliser ses travaux que pour se reposer des rudes conditions de vie ici. Elle sortit un article intitulé « La place des totems dans le shamanisme sibérien à travers l’expérience d’une novice ». L’article fit beaucoup parler de lui. Puis l’âge la gangrenant, ses retours ici s’espacèrent, de plus en plus. Je l’ai vu pour la dernière fois après la naissance de notre fils. Lorsqu’elle est partie rejoindre son Docteur Illyieshko, mes trois premières vies ont été définitivement conclues, faute de témoin.

 

 

Youri a longtemps été écartelé entre la ville de ses origines et le désert de son amour. Il lui fallait régulièrement retourner chez lui, se ressourcer au cœur de la civilisation. Là, l’appel de la steppe le taraudait, et il lui tardait de retrouver mes bras et les immensités de l’horizon. Ce déchirement permanent le rendait sombre, il ne se sentait finalement bien nulle part.

 

La naissance de notre Dmitri atténua un temps cette dichotomie. Son fils lui faisait oublier la cité et ses charmes tant qu’il le tenait dans ses bras. Mais Dmitri a grandi, et bientôt il n’était plus question qu’on le prenne dans les bras. Alors Youri est retourné à Moscou, définitivement, organisant un droit de visite et de garde pour Dmitri. Nous avons complètement perdu contact quand Dmitri est parti faire ses études à Paris.

 

 

Petroshka nous enterrera tous, affirmaient les jeunes de la mission, avant qu’elle ne prenne fin, quelques années avant le décès de Llouvena. La facilité de l’expression traduisait leur éblouissement face à la vitalité de la vieille femme. Je l’ai accompagnée jusqu’au bout. Et jusqu’au bout je suis restée son élève, apprenant chaque jour de ce savoir incommensurable par lequel elle unissait l’homme à la nature, pour le bien de l’un et de l’autre. Et je crois qu’elle a appris un peu de moi en m’aidant à libérer la bête et à m’en libérer. Mais elle n’était pas immortelle, ni par vitalité, ni par magie. Comme les autres elle s’en est allé, avec peut-être plus de sérénité. Ses derniers mots ont été pour me remettre la charge de sa fonction, et me confier comme elle voyait en moi une exceptionnelle shaman.

 

Avait-elle tort ou raison, je ne saurais le dire, sinon que je me suis appliquée à accompagner son peuple avec dévouement, témoin de la nature auprès de l’homme, et garante de l’homme vis-à-vis de la nature. Mon seul échec fut de n’avoir su préparer une nouvelle femme à ce rôle confisqué par les hommes. Pour autant, je sais qu’il honorera sa tâche sans faillir. Et je l’y aiderai, où sois-je, comme m’a aidé bien des fois l’esprit de Petroshka.

 

 

 

 

Katiousha a bouclé la boucle quand son souffle s’est fait si court qu’il fallait poser l’oreille sur ses lèvres pour l’entendre.

 

Elle a aidé son shaman à s’endormir pendant sa veille, puis s’est levée, d’une démarche encore assurée. Elle est sortie de la yourte sans se couvrir. Au contraire, une fois dehors, elle a entrepris d’enlever ses vêtements un à un, malgré le froid mordant. Puis elle s’est enfoncée dans l’obscurité de la steppe.

 

Son shaman s’est réveillé à ce moment là. Il est sorti de la yourte, inquiet de ne plus voir Katiousha. Il assure qu’il l’a alors vue couverte de poils, se mettre à quatre pattes, en dépit de son âge, et partir en trottinant. Ici on le croit. Il est shaman. Il connaît ce genre de choses.

illustration : Big Picture

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Commentaires
D
c'est bhen wrai ça...
G
N'importe quoi ! J'ai profité de mon congé pour lire et commenter la Zone d'Ex !<br /> Je me suis dit qu'il était temps de faire revivre un peu ce blog dont l'administrateur suprême semble délaisser depuis quelques temps !
D
Au vu de tous ces commentaires Gwen, je vois que la reprise du boulot se fait en douceur aujourd'hui...<br /> Déménagement ?<br /> ;-)
G
En relisant ce texte, je m'aperçois que je ne l'avais pas commenté, Merci au passage, à mon travail et ses récupérations qui me permettent de trainer sur la zone d'ex en pleine semaine.<br /> Revenons au texte<br /> Indéniablement les deux premières parties sont excellentes. Tellement bien, que j'ai d'abord pensé que le texte se terminait en fin de deuxième partie. J'adore comment la première partie est écrite même s'il m'a fallu plusieurs essais pour arriver à me plonger dans la lecture.<br /> Je trouve que la troisième et dernière partie est plus dispersée. <br /> Par contre, même si la fin est légèrement attendue (on se doute que née louve elle retournera louve la Katiousha) les derniers mots sont excellents : « Ici on le croit. Il est shaman. Il connaît ce genre de choses. »<br /> Un jolie conte !<br /> Et je ris de voir que les histoires de sorcières se passent à l'Est et en Russie D'autres, Lila et moi avons choisi la Russie pour décors, et sans concertation.
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