Safari de service 2/2, par d'autres
J’ha-llu-cine ! Mais trop, quoi !
Deux mois de stage, deux mois à être considéré comme un intrus dans leur petit monde insonorisé, deux mois à me faire chier avec un dossier épineux sans assistance « pour me faire les griffes » selon mon enfoiré de tuteur, deux mois à bosser comme un con, sans compter mes heures, deux mois à vider mon compte d’étudiant en restau d’entreprise pour ouvrier bourge. Et à la clef ? Rien. « Ici on ne rémunère pas les stagiaires ». « C’est marqué dans votre convention ».
Bien sûr. On se contente de les exploiter avant de leur tirer leur taf’.
Mon dossier. Intégral, relié, couvert, en cinq exemplaires, portant le blaze de mon tuteur. L’a même pas été foutu de le dégager de la photocopieuse avant que j’arrive. Ce bâtard aurait voulu que je le voie, il aurait pas fait autrement.
Forcément, j’ai été le voir avec un exemplaire. Y m’répond quoi ce bouffon ? « En tant que responsable de votre travail, il m’appartient de m’en inspirer pour mener à bien mes propres travaux ».
S’en inspirer ?! Mon cul, oui ! L’a pas changé un mot, c’t’enculé, l’a pas changé une virgule. Même les fautes d’orthographe y les a pas corrigées. De la récup’ brute.
Tu m’étonnes après qu’il aille pas demander que je sois payé. T’imagines son chef ? « Alors voilà, le stagiaire a fait mon travail, je pense que ça mérite salaire. - Mais bien sûr Monsieur, permettez qu’on le prélève sur le vôtre. »
Putain mais j’hallucine, quoi ! Me taxer mon taf’ comme ça, quoi ! Putain mais les enculés, quoi ! Deux mois que je supporte ces sales cons pour quedshi, deux mois ! Et au dernier moment y finissent sur un coup de pute.
Vu la réponse du gars, j’ai été voir sa collègue, la bonasse qui me voit jamais. Je lui ai demandé ce que j’pouvais faire. T’sais c’qu’elle m’a répondu ? T’sais c’qu’elle m’a répondu ?! Que c’était pas son problème. Qu’y fallait voir ça avec la direction. Mais que de toute façon j’avais qu’une chance, celle de pas me faire valider mon stage. Carrément.
On m’pique mon taf’, et si j’m’en plains on m’fait perdre une année. Ha putain l’est beau l’monde de l’entreprise !
J’leur ai raconté ça sur le tchat, là, Dark beasts are among you. Comment qu’y z’ont trop halluciné, eux aussi. Mais y m’ont tous dit pareil. Tous ceux qu’ont fait un stage en entreprise y leur est arrivé des bricoles. Et aucun n’a été payé. Quel que soit le travail fourni. Aucun. Y se sont tous fait baiser par leur boîte.
Tain, la haine, quoi ! Chus trop vénère. Après y s’étonnent qu’on prenne les armes pour tirer dans le tas. Y nous respectent pas, y nous trompent, y nous paient pas, et y voudraient qu’on ferme nos gueules de stagiaires.
Mais dans leurs rêves, quoi ! J’vais les crever, moi, ces bâtards. J’vais leur exploser leurs sales gueules de faux-culs. Y viendront pas s’plaindre après.
T’façon j’ai pu ren à perdre. Sans rémunération j’vais d’voir lâcher mon studio et arrêter les études, vu qu’j’ai tout cramé dans le costard et la bouffe. Et pas question de finir caissier à Franc-Prix.
J’me suis fait chier pour sortir d’la rue. J’me suis fait chier pour faire disparaître l’étiquette racaille sur mon front. Mais y z’en ont rien à foutre. Y voient pas l’problème. Alors j’vais leur apporter le ‘blème. J’vais leur montrer c’que c’est que la colère du désespoir, j’vais leur montrer à ces pingouins et à ces pouffes comment que c’est en bas de chez moi.
Ranafout ! Peuvent même me descendre, je manquerai à personne.
Fait chier ! Deux mois pour ça. Et j’ai même pas réussi à avoir le six de zelle Ingrid. Putain de boîte ! Putain de costumes. J’vais vous fumer, moi. ‘tendez voir un peu comme on va rire lundi. Ha ouais, z’allez vous en souv’nir d’mon dernier jour. Pas à chier, z’allez vous en souv’nir grave, même.
Fusillade au service comptable de la société Tout a un prix.
Que s’est-il passé ce lundi matin au service comptable de la société Tout a un prix ? Telle est la question que se posent les enquêteurs après la fusillade qui a fait neuf morts et quinze blessés, hier entre huit heures et neuf heures.
Selon le témoignage d’une séduisante rescapée, les premiers coups de feu ont retenti lorsque Saliman Arzaouli, au dernier jour de son stage, a fait irruption, brandissant d’une main un fusil de chasse et de l’autre un pistolet automatique. Il aurait aussitôt commencé à faire feu au jugé, en hurlant, selon le même témoin « Bouffez ça, enculés ! »
La confusion s’est accrue quand mademoiselle Ingrid Outremenon, standardiste, a elle-même sorti un revolver gros calibre de son sac à main, avant de riposter. Il semblerait que ses tirs, très approximatifs, soient responsables de plusieurs victimes.
Le chaos est devenu total au moment où monsieur Edgar Bricotin, ancien légionnaire et chef-comptable, a dégainé son ancien pistolet de service pour faire feu à son tour, sans plus de discernement. Rien pourtant n’indique qu’il ait cherché à neutraliser les deux autres tireurs, malgré des compétences avérées en tir.
Il aura finalement fallu l’intervention du GIGN, alerté sitôt les premiers coups de feu, pour mettre un terme à ce qui s’apparente fortement à un règlement de comptes prémédité.
Quels litiges opposaient ces trois personnes, quelle obscure raison les a poussé à venir s’affronter sur leur lieu de travail, pourquoi ont-ils mêlé leurs collègues à cette fusillade, autant de questions que les enquêteurs peineront sans doute à résoudre, les deux hommes ayant été abattus au cours de l’assaut, alors que mademoiselle Outremenon est dans un coma irréversible suite à un tir de chevrotine au thorax.
Les forces de l’ordre restent par ailleurs indécises quant à la destination d’une batterie automobile, trouvée sur les lieux de la fusillade.
L’incompréhension la plus totale règne chez les quelques rescapés du massacre, leurs collègues des autres services et leur direction, alors que cette dernière a choisi de fermer l’entreprise quelques jours, le temps que soient honorés les défunts et de se remettre du traumatisme.
Les syndicats, eux, se sont empressés de se saisir de l’affaire pour dénoncer « les conséquences prévisibles d’un stress toujours plus grand infligé aux salariés dans les grandes entreprises ».
Quant à l’opposition, elle réclame à corps et à cris la tenue d’une réflexion sur l’accès aux armes à feu dans notre pays, ce que beaucoup voient comme une maladroite tentative de récupération plutôt qu’une véritable force de proposition.
Les pouvoirs publics, de leur côté, se sont contentés, par la voix du Président de la République et du Premier Ministre, de présenter leurs condoléances aux familles des victimes et de préciser leur effroi de voir le pays sombrer ainsi dans le chaos. On murmurait hier, du côté de l’Elysée, que le président allait mandater un représentant spécial en charge du stress dans les entreprises.
Illustration : The Office, par laemmen, sur DeviantArt